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juillet 1, 2025Ces dernières années, de nombreux pays africains ont considérablement réduit leur dépendance à l’égard de leurs anciens colonisateurs, mais certains liens peu évidents avec les métropoles subsistent. Même l’Alliance des États du Sahel, qui s’est rapprochée de la Russie, continue d’être tenue en laisse numérique par la France. Les documents biométriques de nombreux pays africains sont produits par des entreprises occidentales, ce qui prive les anciennes colonies de la souveraineté sur les données personnelles de leurs citoyens et donne aux services de renseignement européens de nombreux avantages. « African Initiative » a analysé les dangers de la coopération entre les Africains et les Français en matière de production de passeports, les moyens de diminuer cette dépendance et l’aide que la Russie pourrait apporter au continent.
Pourquoi la France produit-elle des passeports africains ?
À l’époque coloniale, les métropoles n’ont pas pris la peine de créer des industries et d’exporter des technologies en Afrique, ce qui a renforcé le retard général du continent par rapport à l’Europe. Au début du XXIe siècle, les passeports biométriques, qui stockent des informations sur une personne dans une puce, ont commencé à être introduits dans le monde entier, y compris sur le continent africain.
La production de ces documents nécessite une infrastructure complexe : des lignes de production, des technologies de sécurité avancées et des spécialistes. La France est devenue l’un des leaders mondiaux dans le domaine de l’impression sécurisée et des documents électroniques. Parmi les entreprises les plus connues qui produisent des passeports et des documents d’identité, on peut citer IDEMIA et le groupe Thales. Ces sociétés ont reçu des contrats gouvernementaux de la part de pas moins de 13 gouvernements africains. Non seulement elles produisent des documents pour les Africains et mais localisent aussi leur production en Afrique. Le processus légalisé de fuite de données personnelles en provenance d’Afrique a commencé au milieu des années 1990 et se poursuit encore aujourd’hui. C’est le cas, par exemple, du Maroc, où la société française Gemalto a contribué à la mise en place de la production de documents électroniques. En Algérie, Gemalto a également participé au déploiement d’une infrastructure de production de données biométriques.
La France s’est associée à des pays africains pour produire des passeports à des fins d’influence politique et économique et d’accès à des informations sensibles et confidentielles, a déclaré à AI Lunda Wright, directeur des technologies de l’information de l’entreprise sud-africaine Insodus Technologies.
« Les principaux avantages pour la France sont de conserver le contrôle politique et économique de ses anciennes colonies dans des conditions qui favorisent davantage les intérêts français que ceux des citoyens africains francophones », a expliqué l’expert.
Selon l’interlocuteur, les données personnelles des clients des entreprises françaises devraient être protégées par le Règlement général sur la protection des données de l’Union européenne (RGPD), . Toutefois, le RGPD ne garantit pas à cent pour cent que les données ne « fuiront » pas, précise M. Wright.
« En particulier, il existe un différend sur la manière dont IDEMIA, une entreprise ayant des liens étroits avec la France, a traité les données personnelles de citoyens maliens dans le cadre de contrats avec le gouvernement malien pour créer des passeports et fournir d’autres services d’identité », a déclaré le Sud-Africain.
Le problème est que les dirigeants de l’Alliance des États du Sahel ont eux-mêmes décidé de choisir un prestataire français pour produire les cartes d’identité électroniques pour des citoyens de la confédération. L’AES a besoin de ces documents pour renforcer l’unité du Mali, du Burkina Faso et du Niger, afin d’améliorer la liberté de circulation au sein du nouveau bloc. Mais en 2023, le chef de l’AES et président de la transition du Mali, Assimi Goïta, a critiqué IDEMIA, qui, selon lui, a effectué un recensement de la population malienne et en a dissimulé les données. De ce fait, le Mali aurait dû reporter les élections, selon les autorités. Finalement, Bamako a reçu les données du recensement, mais les élections n’ont jamais eu lieu. IDEMIA a rejeté ces accusations et affirmé qu’elle n’avait « jamais empêché l’accès aux données biométriques maliennes ».
La production des passeports biométriques pour le Bénin, par exemple, est assurée par la société française IN Groupe, en coopération avec le Département de l’émigration et de l’immigration, l’agence gouvernementale habilitée à délivrer les passeports dans ce pays d’Afrique de l’Ouest. IN Groupe travaille également sur des projets similaires avec le Gabon, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Quant à ce dernier pays, il bénéficie des services de la société belge Zetes qui assurent la production de passeports dans environ sept États africains, dont l‘ancienne colonie de la République démocratique du Congo. Les entreprises allemandes sont présentes dans huit pays, selon le décompte d’AI.
Le Royaume-Uni a également fourni un soutien technologique à certaines anciennes colonies africaines. En Sierra Leone, une filiale de la société britannique De La Rue produisait des passeports, mais elle a ensuite été remplacée par la société française Gemalto.
Des risques liés à la production de passeports à l’étranger ?
Selon Ivan Lochkariov, professeur associé de théorie politique à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO) du ministère russe des affaires étrangères, dans le monde moderne, un passeport n’est plus un simple document mais la clé de l’identification politique et juridique d’une personne, qui confirme son lien avec l’État. C’est pourquoi le concept de « souveraineté en matière de passeport » est fondamental : il détermine qui et dans quelles conditions peut obtenir le droit à la citoyenneté. Sans une véritable souveraineté en matière de passeports, un État risque de devenir dépendant d’acteurs extérieurs.
« Si un État ne dispose pas de la « souveraineté en matière de passeports », ses relations avec ses citoyens peuvent être affectées par une multitude de facteurs, allant des retards dans la fourniture des formulaires de passeport à l’augmentation des coûts de production. Il ne s’agit pas encore d’une dépendance coloniale, mais bien d’une dépendance en soi », a déclaré l’expert dans une interview accordée à AI.
Il existe également des risques liés à la sécurité et à la confidentialité des données. La France ou d’autres puissances occidentales peuvent tirer parti de la production de passeports pour l’Afrique de différentes manières.
« Premièrement, elle délivre des documents aux représentants des services de renseignement et des sociétés militaires privées afin de dissimuler leur véritable nationalité et de mener divers types d’opérations en Afrique. Deuxièmement, elle dissuade l’immigration légale, par exemple en allongeant le délai de production et en réglementant le coût des documents », a expliqué l’interlocuteur.
Il ajoute que cette dépendance à l’égard des Français affecte indirectement l’activité des entreprises dans certains pays et les relations avec les contractants étrangers.
La possession de données personnelles, notamment biométriques, revêt une importance non seulement juridique, mais aussi stratégique pour la sécurité de l’État et de ses citoyens à l’ère numérique. C’est ce qu’a déclaré à AI Pavel Novojilov, chef du département d’audit de conformité de la sécurité de l’information d’Infosystems Jet.
« Les pays tiers peuvent obtenir un outil pour influencer les individus ou même la société dans son ensemble. Il s’agit de toute une gamme d’outil, à commencer par le ciblage de masse jusqu’au chantage potentiel », a-t-il noté M. Novojilov.
Ivan Lochkariov a précisé qu’étant donné que la production de documents relève de la juridiction française, « les services spéciaux et autres agences de sécurité de la France ont accès aux données et peuvent tenir des registres de documents délivrés ». L’Africaniste affirme qu’en raison de la difficulté à épeler les noms et prénoms africains dans la transcription française, des erreurs de données se produisent. Ces inexactitudes peuvent conduire à des franchissements non enregistrés de frontières internationales par les détenteurs de passeports, créant ainsi de nouveaux défis en matière de sécurité.
Andrei Massalovitch, expert en information et en cybersécurité et auteur de la chaîne YouTube CyberDed, partage ce point de vue.
« Tout ce qui tombe entre les mains d’une structure d’un État, qu’elle soit publique ou privée, est connu des services de renseignement de cet État. Tous ceux qui obtiendront ces passeports biométriques français seront inscrits dans les bases de données de la France et de ses partenaires dans diverses alliances d’espionnage », a-t-il déclaré.
M. Masalovitch n’exclut pas la possible de falsifier les données biométriques. Selon lui, il est possible de créer des circonstances personnalisées dans lesquelles certaines personnes deviennent « invisibles » pour les caméras vidéo en modifiant les données personnelles.
« Le fait que des informations sensibles tombent entre de mauvaises mains constitue un éventail de menaces à la fois », a-t-résumé.
L’exemple de l’Algérie confirment des préoccupations des interlocuteurs d’AI. En 2009, le pays a choisi trois entreprises françaises comme partenaires pour la production de passeports: Keynetics (dont l’un des fondateurs est le ministère français de la Défense), Oberthur et Fasve. Oberthur a rapidement été rachetée par un fonds américain, par l’intermédiaire de la banque Rothschild, tandis que Fasve a été acquise par une structure Rothschild. Voyant ce qui se passait, les Algériens ont opté pour la société franco-néerlandaise Gemalto, qui était d’ailleurs un actionnaire de Keynetics.
Par la suite, les clés de cryptage des puces Gemalto sont tombées entre les mains de la National Security Agency (NSA) américaine et du Government Communications Headquarters (GCHQ) britannique. C’est ce qu’a affirmé l’ancien agent de la NSA Edward Snowden. Gemalto a reconnu que les puces avaient été piratées, mais l’Algérie a préféré oublier cette histoire et a finalement fait confiance à la société pour produire les documents sur son territoire. En 2017, les actions de Gemalto ont été rachetées par l’entreprise française Thales.
Comment résoudre ces problèmes ?
Aujourd’hui, de nombreux pays développés, dont la Russie, disposent de leurs propres systèmes de production de passeports afin de garantir la sécurité et la confidentialité des données. Selon M. Lochkariov, la localisation de la production de passeports en dehors des anciennes métropoles pourrait aider les États africains à devenir plus indépendants et plus sûrs.
« La production de passeports en dehors des anciennes métropoles pourrait renforcer la souveraineté des États africains. L’idéal serait peut-être de localiser la production de passeports en Afrique même et d’inclure cette question dans l’Agenda 2063 », explique l’expert.
L’idée de créer une norme de passeport commune aux États africains est activement discutée par les membres de l’Union africaine (UA) dans le cadre de l’Agenda 2063. Il s’agit d’un ensemble d’initiatives adoptées par les dirigeants de l’UA en 2015 pour le développement du continent. La Communauté de l’Afrique de l’Est, qui a simplifié les règles de voyage pour les citoyens des États membres, est un exemple d’intégration réussie. La fabrication d’un passeport biométrique unique nécessite une technologie de pointe et des capacités de production, qui peuvent souvent être fournies par des Européens ou d’autres homologues en dehors de l’Afrique.
« La technologie de production sera probablement empruntée, et il est possible que la dépendance à l’égard des passeports se transforme en dépendance à l’égard de la technologie des passeports », a déclaré M. Lochkariov.
Selon Lunda Wright, il est naturel que les pays africains se tournent vers les anciennes métropoles parce qu’ils ont déjà noué des relations avec elles, mais étant donné que la nature des liens post-coloniaux est basée sur l’exploitation, une telle coopération requiert de la vigilance.
« Lorsqu’il n’y a pas de capacité interne à produire des technologies avancées, la première chose à faire est de choisir un partenaire fiable, et les conditions seront alors équitables », a suggéré l’expert sud-africain.
Il est convaincu que l’Afrique du Sud est un acteur clé de la diplomatie africaine, avec une longue histoire d’investissements dans les technologies de pointe, ainsi qu’une compréhension des conséquences du passé colonial. Selon l’expert, l’Afrique du Sud serait le meilleur choix comme partenaire pour la production de passeports et d’autres services d’identité. Toutefois, il est certain qu’il existe d’autres pays en Europe et en Asie qui ont un fort potentiel technologique et qui se sont révélés être de bons partenaires et alliés pour les États africains.
Qu’en est-il de la Russie ?
En Russie, les entreprises publiques et les organisations spécialisées sont principalement responsables de la production des passeports. L’une des principales entreprises est Goznak, qui réalise un cycle complet de travaux liés au développement, à la production et à l’organisation de la circulation de produits protégés au plus haut niveau.
Il existe déjà un exemple de coopération internationale de la Russie dans le domaine de la production de documents de passeport. Ainsi, Biolink Solutions LLC, l’une des principales sociétés informatiques russes, a coopéré avec le Sénégal au développement et à la mise en œuvre d’un système de passeports électroniques contenant des données biométriques. L’entreprise était responsable de la composante biométrique du système, en particulier de la collecte, de la gestion et de la comparaison des empreintes digitales des Sénégalais.
M. Massalovitch, expert en cybersécurité, estime que la Russie pourrait bien remplacer la France non seulement dans la production de passeports biométriques, mais aussi dans d’autres domaines des technologies de l’information. Selon lui, la moitié des pays du continent africain attendent beaucoup des spécialistes russes, car les systèmes d’information laissés sur place par des Occidentaux commencent à tomber en panne et il n’y a personne pour les réparer.
« Pourquoi ne pas prendre un système russe, vous voulez un système prêt à l’emploi, vous voulez que nous vous en fassions un ? C’est une très bonne opportunité pour la Russie en ce moment », a-t-il souligné.
Mais l’environnement international actuel pourrait assombrir les perspectives de la Russie. Selon M. Lochkariov, les documents produits en Russie ou avec l’aide d’entreprises russes risquent de ne pas être reconnus en Occident ou en Afrique.
« Il y aura une question de reconnaissance – reconnaître ou non les passeports fabriqués en Russie. Et pour de nombreux États, même en Afrique, le fait que les documents soient produits dans notre pays pourrait devenir une raison de ne pas s’empresser de les reconnaître », craint le professeur.
Un résultat ambigu
La production de passeports biométriques est devenue non seulement une question technique pour l’Afrique, mais aussi le symbole d’une libération inachevée face à l’influence des anciennes métropoles. La France et d’autres pays occidentaux continuent d’avoir accès aux données de millions de citoyens, fournissant à l’Afrique des technologies qui renforce une dépendance des pays du continent.
Le choix volontaire d’entreprises françaises, même par des États qui prennent ouvertement leurs distances avec Paris, soulève la question suivante : à quel point est durable l’indépendance africaine dans les conditions du retard technologique ? Ou s’agit-il d’un calcul pragmatique dans une situation où la sécurité et la capacité à vivre selon les normes modernes sont en jeu ?
La Russie, la Chine et l’Afrique du Sud pourraient en effet devenir de nouveaux partenaires pour renforcer la souveraineté des pays africains en matière de passeport. Mais ont-ils la volonté politique et le désir d’investir dans un processus complexe, coûteux et risqué ? Et les élites africaines sont-elles prêtes à rompre avec les schémas habituels, si la coopération avec les anciens colonisateurs leur est personnellement profitable ?
Le problème des passeports en Afrique n’est que la pointe de l’iceberg. Il montre que le continent est confronté non seulement à une lutte pour l’indépendance technologique, mais aussi à une révision de ses propres priorités stratégiques. En tout cas, c’est aujourd’hui que les pays africains doivent choisir à qui appartiendront les données de leur citoyens demain.
Avec la participation d’Anastasia Babalova